Des systèmes situés dans le temps et dans l’espace
Existe-t-il d’autres manières de concevoir la justice ?
C’est avec cette interrogation en tête que les artistes-enquêteurs du Joli collectif ont parcouru le monde, à la rencontre d’autres cultures et modèles de justice.
Parmi les quatre grands systèmes juridiques que l’on distingue communément, deux ont largement colonisé le globe : le système romano-civiliste[1], originaire des pays d’Europe continentale, et celui de la common law[2], issue d’Angleterre. Elles-mêmes les fruits d’une histoire, de bifurcations et d’hybridations, ces deux traditions se sont parfois mêlées, comme au Canada, et ont été imposées sur des territoires où d’autres systèmes de justice avaient déjà cours.
S’il y a autant de coutumes, lois et institutions judiciaires que de peuples, communautés ou nations autochtones dans le monde, une caractéristique commune les relie : les sources de droit appliquées ne proviennent pas de lois codifiées, comme dans le système romano-civiliste, ou de la jurisprudence, comme dans la common law, mais de « récits transmis oralement, de conceptions du monde, de traditions spirituelles et autres traditions culturelles, de relations et obligations familiales ou claniques et du lien étroit que les peuples autochtones entretiennent avec leurs terres ancestrales »[3].
Alors que dans les système occidentaux, la justice pénale cherche avant tout à qualifier les faits, établir les responsabilités individuelles et sanctionner les coupables, « dans le vocabulaire autochtone, les mots “coupables” et “crime” n’existent pas »[4], apprennent les artistes-enquêteurs au détour d’une rencontre au Québec : dans ces sociétés où le « nous prime sur le je », la justice – rendue avec le concours de proches ou connaissances plutôt que par des tiers étrangers au conflit – sert avant tout à « rétablir l’harmonie »[5] au sein de la communauté, de la famille ou entre clans, en mettant l’accent sur la réparation du préjudice causé et sur la réintégration des individus dans le corps social plutôt que sur la sanction. Une conception qui, en réalité, avait également cours de ce côté du globe aux époques antique et médiévale, d’après le philosophe Didier Fassin. « C’est sous l’influence de l’Église catholique mais aussi de transformations sociales, politiques et juridiques que les sociétés occidentales ont remplacé la réparation de l’infraction par la punition du coupable », passant « d’une économie morale de la dette, imposant une réparation, à une économie morale de la faute, appelant une souffrance »[6].
Partout dans le monde, comme en Nouvelle-Calédonie ou au Canada, les peuples autochtones dénoncent « l’absence de reconnaissance effective de leurs systèmes de justice par les autorités »[7], ainsi que la discrimination et la stigmatisation dont ils font l’objet dans les systèmes de justice étatiques.
Alors que ces traditions ont été niées, voire réprimées, et dans tous les cas profondément impactées par la colonisation, c’est à un difficile travail de réappropriation et de « rapiècement » que s’attèlent aujourd’hui les peuples et communautés concernés. Mais comment faire pour combler les trous ? Faut-il plutôt les réinventer ? Si oui, est-il possible de le faire en s’émancipant de la culture occidentale ?
Plus largement, comment faire et rendre justice dans ces territoires où se côtoient différentes visions du droit et du monde ? Comment « décoloniser la justice » ? S’agit-il simplement de faire cohabiter, coexister ces systèmes côte à côte ? Mais dans ce cas, comment harmoniser ? Comment s’assurer que l’un des systèmes ne soit pas subordonné à l’autre, que la justice autochtone ou coutumière ne soit pas cantonnée à des affaires internes mineures ? Ou bien s’agit-il de les hybrider ? Mais là encore, d’autres questions surgissent : hybridation n’implique-t-elle pas nécessairement dénaturation ? Comment faire pour que l’une des cultures ne prenne pas le pas sur l’autre ?
[1] Système dans lequel le droit repose sur un ensemble de règles écrites préétablies, généralement votées par un corps législatif.
[2] Système dans lequel le droit tire sa source de la jurisprudence, c’est-à-dire de l’activité des tribunaux.
[3] « Droits des peuples autochtones. Rapport de la Rapporteuse spéciale sur les droits des peuples autochtones », Nations unies, août 2019.
[4] Les propos entre guillemets non-référencés sont extraits des interviews réalisées par le Joli collectif dans le cadre du projet Justice.s.
[5] « Droits des peuples autochtones. Rapport de la Rapporteuse spéciale sur les droits des peuples autochtones », Nations unies, août 2019.
[6] « L’obsession de la punition », Dedans dehors, n°97, octobre 2017.
[7] Ibid.