Episode 2/13 - Journée 1
Nous nous donnons rendez-vous quelques semaines plus tard. Nous sommes déjà en décembre, il va faire froid et le temps est à la pluie. Après avoir comparé nos équipements, pris une photo qui immortaliserait ce début d’enquête, surmonté l’étrangeté de notre démarche, nous partons à vélo le long du canal, et rencontrons quelques promeneurs. Il est 17h, la nuit tombe et nous arrêtons pour demander à un couple de participer. Ce sera finalement un homme plutôt jeune avec son chien qui acceptera de nous parler quelques centaines de mètres plus loin. Nous installons notre caméra, évaluons la distance entre notre sujet et l’objectif et débutons le tournage à contre-jour, dans la pénombre qui s’annonce. Nous égrénons les variations auxquelles nous avons pensé pour saisir ce qui interpellerait notre locuteur : avez-vous déjà vécu une injustice ? Rendre justice... ? Il nous parle de cas extrêmes, de la révolte possible d’un individu qui lorsqu’il défend ses idées peut être amené à tuer pour rendre justice en se disant que même si ça fait couler le sang, cette personne pensait peut-être être dans son droit... Je me rends compte que parler de justice à la campagne, c’est s’apercevoir qu’elle semble ici toujours plus éloignée, qu’aucune institution ne la représente. Olivier nous dit qu’auparavant, des tribunaux locaux permettaient aux justiciables de se sentir moins éloignés de la justice, et que ce rapprochement, comme la possibilité de se rapprocher dans leurs combats entre justiciables qui abandonnent souvent leurs plaintes, cela aiderait à rendre la justice plus juste. Tout comme ne pas ajouter de la violence à la peine en améliorant le sort des prisons.
Olivier dresse en quelques minutes un panorama large et précis de l’état de la justice.
Nous poursuivons dans la nuit cette première journée à vélo qui se terminera bientôt, le temps de rejoindre le gîte des abysses que j’avais estimé plus près, à Bonnemain. Mais il est comme notre sujet, au plus profond de la nuit. La pluie commence à tomber et mes camarades à pester.
Première journée et je mets déjà leur confiance à l’épreuve dans ce trajet. Chacun est-il aussi habité par ces questions ? Je ne parle pas de mes acolytes, non mais des personnes que nous rencontrerons. L’accès au droit. Cette notion reviendra plusieurs fois, dès le lendemain au sein d’un ITEP ou avec une autre travailleuse sociale, Tiphaine, qui oriente le public au sein de la Maison des services, un service public de proximité pour les 25 communes de la Communauté de commune Bretagne romantique. Nul n’est censé ignorer la loi mais qui connait toute la loi, nous dit-elle ? Il y a même des lois qui passent et qui ne sont pas applicables sur le terrain ou il n’y a pas de moyens. L’accès aux droits, c’est selon la situation de la personne, voir toutes les ressources et tout le droit commun ou tout autre accompagnement qui peut être fait pour cette personne.
Cette question de la défense des droits, de la connaissance de ses propres droits reviendra en juillet lorsque nous échangerons finalement avec Françoise, une avocate à la retraite et ancienne élue avec qui je tente de convenir d’un rendez-vous durant ces quelques heures sur les routes en décembre.
La question sociale est au cœur, et le plus souvent vécue comme une injustice. À la recherche des lieux où celles-ci seraient prises en compte dans l’optique de les réparer, les confronter, les atténuer sur ce territoire, j’ai recensé une série d’institutions et de services publics à défaut d’y trouver un tribunal : le Pôle emploi, le CCAS et le CDAS, le PIJ, des lieux de formation : le CPSA, la MFR, l’ITEP, des communautés associatives : Familles rurales, Emmaüs, une AMAP, l’EPHAD ou les Sapeurs-Pompiers. Ma demande, peu commune, de les entretenir filmés et l’immediateté de la démarche laissent beaucoup de portes fermées mais la question résolument ouverte. Quels actes de justice traversent ce territoire ?
Avant de repartir de notre gîte et d’aller à la rencontre de personnes délibérément engagées, nous discutons avec Laetitia. Qu’elles que soient nos questions, je ressens chez elle une fatalité, qu’elle nomme, celle d’une classe moyenne condamnée à compter de la même façon que ses parents qui il y a 40 ans faisaient déjà attention à tout, il fallait compter, nous dit-elle, c’était pareil, et cela laisse penser que oui, dans 30 ans ce sera la même chose.
Depuis un mois les gilets jaunes ont pris possession des ronds-points, et dans une certaine mesure leurs revendications font particulièrement écho à notre enquête balbutiante. La colère qui s’exprime sur la vie chère et le sentiment d’injustice me parle, son point de départ à savoir le coût de l’essence et l’instauration de la taxe carbone me questionne. Comme beaucoup j’oscille durant tous ces mois et au fur et à mesure que le mouvement s’étend puis s’enlise entre un questionnement sur l’engagement écologique et individualiste du mouvement et a contrario un engagement politique nouveau de précaires largement féminisés peut-être plus sensibles à l’injustice sociale qu’environnementale mais dont les préoccupations pourraient se rejoindre[1]. Car la dépendance consciente à un système qui contraint les modes d’existence et de subsistance est souvent le point de convergence entre toutes ces revendications. De quoi ai-je besoin, et en quoi suis-je empêché ? La question d’une économie morale.
Cette réflexion n’est pas nouvelle, sortir d’un modèle extractiviste doit-il se faire sur le dos des classes populaires ? Dans son blog « géographies en mouvement » [2], Manouk Borzakian relève les commentaires méprisants sur ceux qui occupent les ronds-points et demandent plus de service public tout en étant les héros d’un mode de vie individualiste, autant de personnes qui auraient dû « y penser au moment d’acheter leur maison à taux zero ». Il relève qu’on accuse souvent les gilets jaunes d’avoir peur du changement extérieur et qu’au-delà de leur individualisme revendicatif, il existe un intérêt général dont ils ne sont pas conscients et qui garantit leur intérêt supérieur.
Comment sortir de cette vision paternaliste qui dicte un intérêt général, dans lequel tout peut s’engouffrer, du maintien du PIB, à la réforme des retraites ou à l’écologie ? N'est-ce pas justement au moment où les uns et les autres analysent par eux-même leur situation, tentent de reconnaitre les mécanismes qui déterminent leurs quotidiens, et refusent de porter toute la charge de la responsabilité dans leur situation qu’un discours politique est à l’œuvre ?
Nous poursuivons, et poussons les portes d’établissements que je n’ai jamais entrouvertes, alors que je fréquente ce territoire depuis presque 40 ans. Nous rencontrons trois éducateurs de l’ITEP, et Philippe nous parle du sentiment d’injustice qu’il assimile à une difficulté forte, au fait d’être émotionnellement pris dans quelque chose dont il est difficile de se sortir. Cette définition me fait écho. Nous sommes passés ce matin non loin du hameau où j’ai grandi, en pleine campagne. Je n’ai pas proposé à mes comparses de faire le détour et pourtant je me suis dit que ce projet avait à voir avec la maison de mon enfance que mes parents ont quitté depuis deux ans alors. Auraient-ils pu comprendre cette émotion sur laquelle Philippe venait de mettre des mots ? Trouver l’apaisement pour pouvoir repartir sur autre chose. Parfois ce n’est pas la justice qui permet cela, seulement le temps qui passe et le travail sur soi, ce qui implique, comme nous le dit Philippe, le pouvoir de notre propre imaginaire. Qu’est-ce qui fait qu’une situation qui me semblait injuste il y a dix ans, je ne la vivrais plus de la même façon aujourd’hui ?
Je me suis longtemps demandé pourquoi j‘avais choisi d’enquêter sur ce sujet, et puis finalement le rapport était si évident que j’ai pris le temps en juin 2021, d’aller rencontrer mes parents et de leur demander de m’éclairer sur cette histoire qui avait scellé mon arrivée dans cette famille.
Notre conversation commença comme ça, ce soir-là, après manger, légèrement mal à l’aise de parler tous les trois face à un micro : « C’était bénin - me dit ma mère - mais tu vois comme ça peut impacter ta vie. J’avais 25 ans et ça m’a projeté dans des réalités que je n’imaginais même pas. C’était juste vouloir devenir propriétaire. C’était d’ailleurs un cadeau à la base. Pourri. La justice en elle-même, c’est Papa qui y a été confronté, qui a eu à se déplacer. Moi je n’en avais que des retours, beaucoup d’impuissances. »
Cette maison, que nous ne sommes pas allés voir au détour de notre périple à vélo, avait été achetée pendant « une vente à la bougie ». C’était une forme de vente aux enchères qui durait jusqu’à ce que les bougies s’éteignent.
C’est de cette manière que mes grands-parents, déjà propriétaires dans le village , ont acheté cette toute petite maison en pierre avant de la donner à mes parents. Une histoire d’héritage qui, confronté à la coutume, entraîna des histoires de voisinage et un procès.
Lors de cette vente aux enchères, les voisins voulaient obtenir la maison eux-aussi et mes grands-parents l’ont achetée, en envoyant l’arrière-grand-père, pour avancer masqué. Pourquoi ? Pour d’anciennes querelles peut-être qu’on ne connaitra jamais. Et 30 ans après, quand mes parents ont fait des travaux pour rénover la maison en ruine que mes grands-parents leur léguaient, en 1979, les voisins ont pu mettre en place leur vengeance, et c’est mes parents qui en ont trinqué. L’affaire a duré jusqu’en 1982. Entre-temps, je suis né, en 1981.
Ce qui était étrange (ou vraiment mal foutu) c’est que sur tout un côté de cette petite maison en ruine, le terrain était inexistant, on tombait directement sur le talus du champ des voisins. Il y avait seulement un petit chemin, un chemin de brouette pour faire le tour de la maison.
Le voisin avide de bonnes affaires, a proposé à mes parents un échange : le bout de terrain en échange d’un autre champ qui appartenait aussi à mes grands-parents, « le pas de terre ». Sauf que mes grands-parents ont refusé. Début des ennuis. Ils avaient d’autres enfants à qui transmettre, et puis surtout il ne fallait pas traiter avec ces gens, dans le village tout le monde le savait. Ils n’étaient pas aimés, considérés comme des intrus, à sa décharge il n’avait jamais été accepté. Ce qui se disait alors, c’est qu’ils attentaient des procès à tout le monde, et qu’ils les gagnaient à tous les coups. Ils y allaient toujours avec une sacoche noire.
Alors un jour, pour se venger, le voisin a annexé ce petit chemin de brouette, remblayé, mis des barbelés, maquillé quoi, et avec une fourche il a effrayé le maçon qui venait faire les travaux qui avaient commencé. Le maçon est allé directement porter plainte auprès d’un huissier et l’affaire est partie en justice. Sauf que le voisin a prétendu que ce chemin n’avait jamais existé.
À partir de là tout a déraillé : pendant une année les travaux de la maison ont pris du retard, puisque l’accès était bloqué, le juge a ajourné sa décision trois fois avant qu’en mai 1981, après avoir fait témoigner des voisins, fait venir des géomètres, donc 1 an après le début de l’affaire, ma mère reçoive en main propre dans son appartement à Rennes, car à l’époque le téléphone n’était pas installé, la notification du jugement : attendu que, attendu que, attendu que.... Ils avaient perdu. Ma mère était enceinte jusqu’au cou, mes parents étaient anéantis et désespérés de ce cadeau empoisonné.
Donc mon père a tenté une dernière négociation: c’était comme au cinéma, il était au bout de l’allée et a dit « je veux négocier ». Ils avaient obtenu de mes grands-parents qu’ils acceptent l’échange.
Adolescent, je n'avais jamais compris pourquoi mes parents avaient certaines difficultés financières, pourquoi la maison était restée en travaux et que nous vivions face à des « ennemis ».
En en reparlant avec eux, j’ai compris qu’en plus de perdre ce procès, ils avaient dû accepter un marché de dupes pour assurer la viabilité de leur projet. Ils avaient finalement accepté l’échange de 750m2 du pas de terre contre seulement 350m 2 du terrain pour la maison, assortis de 30 000fr à débourser et d’une clôture en ciment en plein milieu d’un champ, le mur de berlin.
C’est peut-être pour ça que j’ai toujours voulu repousser les limites de ce jardin. Ce terrain, là, m’a toujours paru petit par rapport aux champs des voisins, à cette immensité. Nous on ouvrait la porte de la cuisine et on tombait encore sur ce reste de talus, c’était étrange cette topographie du terrain. J’ai comme une sensation que la justice est liée aux lignes du territoire.
[1] Gilets jaunes et écologie : vers un écologisme des pauvres ? Fabrice Flipo - https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-2021-1-page-13.htm
[2] https://www.liberation.fr/debats/2018/12/16/50-nuances-de-jaune-2-mepris-de-classe-mepris-d-espace_1816399/ - 16 dec.2018