Espace, territoire et déplacement

Type de document
journal de bord
Lieu·x
Québec
Thématique·s
JUSTICE ET SENSATIONS, JUSTICE CLIMATIQUE
Date
juillet 2022
Auteur
Marie-Lis Cabrières

Au retour de Québec

Je pense à Alexandre, le géographe, qui parle des idées qui lui viennent en vélo. J’ai le mal du vélo avec tous ces kilos dans ma valise. Je dois apprendre à me déplacer. Qu’est-ce qui me rassure dans tout ce poids ? Une façon de me clouer au sol ?  

Avec une valise pareille, je peux compter les heures, les minutes ou les secondes avant le décollage, je ne peux pas compter les kilomètres que je traverse et d’ailleurs je compte mes pas, tellement c’est dur d’avancer.  

Je me suis mise dans les temps et j’ai déserté l’espace.  


Je me lève, je m’habille, je me lave les dents et, j’ai les yeux qui me grattent. Pas trop, un peu, juste le coin, petite démangeaison. Je n’y fais d’abord pas trop attention et le mets sur le compte de mes rhinites chroniques. Je pense à mon grand-père qui m’empêche de me gratter les yeux, va me chercher des gouttes et me dit « Tiens, ça te calmera ». « Merci ». Je file à la pharmacie et me fais un goutte à goutte, sensation de froid dans l’œil et apaisement.

La porte automatique vitrée s’ouvre et un froid polaire s’engouffre, ça pique. Je plonge la tête dans mon col et je suis sur un tarmac au sortir de l’avion, je dois rejoindre un bus, direction l’aéroport et le tapis pour récupérer mon bagage. Je supporte mal le décalage horaire, une bulle a gonflé dans mon crâne et commence à me sortir par les yeux. J’ai des croûtes au coin de l’œil.  

Je vois flou, je sens flou, je suis floue. J’ai le nez dans le col et les yeux baissés, j’avance sans regarder devant. Je n’ose pas lever la tête, j’ai les yeux fuyants mais je vais voir, je sais que je vais bien finir par y voir quelque chose, j’ai mis des gouttes. Je lèverai un peu la tête sur le côté, un regard de travers, les paupières vont se tirer et l’œil s’ouvrir, la pupille se dilatera et le reste va suivre, le buste se redressera, s’ajustera, et la bulle se retrouvera entre les deux traits, ce sera droit, niveau à bulle, droit devant, je ferme les yeux.  

Est-ce que vous savez que l’on parle du paon comme d’un animal aux cent yeux ? Les yeux au bout des plumes. Je pense à mon grand-père, 1 goutte, 2 gouttes, 3 gouttes, 4 gouttes, 5 gouttes, 6...50 gouttes…64 gouttes…78, 85 et 100 gouttes. Je viens de vider le flacon. 


Je fais tourner le tourniquet, je choisis celle avec les animaux de la forêt en aquarelle : il y a un orignal, un lièvre d’Amérique, un cerf de Virginie, un renard roux, un coyote, un ours noir et un lynx roux.  

J’ai lu un tout petit livre vert, (à emporter dans la petite poche de ma sacoche gauche la prochaine fois que je fais une virée en vélo, ce qui ne sera pas de sitôt car mon vélo a été écrasé par le tracteur, c’est de ma faute je l’avais posé dessus. Quand on pose un vélo sur un tracteur, on ne voit plus le vélo, il fait à peine la taille d’une roue et on ne l’entend pas non plus…), donc ce petit livre vert d’Elisée Reclus a pour titre : L’homme et la nature et il est paru en 1864 dans une revue. Je vous lis rapidement un morceau de la page 18 :

« Et ce n’est point seulement en qualité d’individus isolés que nous appartenons à la terre, les sociétés prises dans leur ensemble, ont dû nécessairement se mouler à leur origine sur le sol qui les portait ; elles ont dû refléter dans leur organisation intime les innombrables phénomènes du relief continental, des eaux fluviales et maritimes, de l’atmosphère ambiante. »
L'homme et la nature de Elisée Reclus (p. 18)

Je fais des liens et des ponts un peu dans tous les sens, j’aime bien citer tout ce sur quoi je tombe, comme un guide.  

Comment est-ce qu’on regarde ? Qu’est-ce qu’on est capable de voir ?  

Quand on commence l’entretien avec Dalie Giroud, dans le lieu-dit de la pêche à côté d’Ottawa, et bien on fait comme avec toutes les autres personnes rencontrées, on fait la danse de la mise en place, un peu chaotique parce qu’il y a beaucoup de moustiques, et qu’il faut démarrer un feu et qu’un écureuil monte sur la tête de Fanny pour fuir le chat et que je n’ai plus de piles dans mon dictaphone et que Vincent C. à sa carte mémoire pleine et que Vincent V. a laissé son gros sac sur la table qui est dans la cadre mais on a démarré la caméra l’air de rien. On pose déjà quelques questions à Dalie et c’est vivant et foireux et Dalie est tranquille, et puis pour noter le début de l’échange, Fanny fait le clap « Relation 2 Dalie Giroud » et Dalie nous dit, « ah vous parlez aussi de relations, comme les écrits des voyages exploratoires de Jacques Cartier », et nous découvrons le sens ou un des sens du mot relation : récit fait par un voyageur, un explorateur.  

On perd un peu de vue le sens que l’on donnait à ce terme de relation…, pourquoi on utilise le mot « relation » pour nommer les entretiens ?  

Et Dalie poursuit : « Et puis il y a aussi les relations comme les Jésuites. Les relations de Jésuites. Quand ils venaient ici, ils documentaient leurs aventures, ce qu’on appelait les relations des Jésuites, des documents assez volumineux, sûrement très intéressants parce que ethnographiques, ils rencontraient des autochtones et ils racontaient leur vie et en même temps c’était promotionnel, ils faisaient savoir le bon travail de prosélytisme qu’ils arrivaient à faire ici et ils s’adressaient aux autochtones en langue française. » 

Cela en dit long sur notre regard… La question du regard, ce que l’on voit, la façon de voir et ce que l’on est capable ou pas de voir, ce que l’on nous donne à voir aussi.  


C’est l’histoire d’une femme qui est là-bas mais qui est aussi restée ici, qui ne sait pas partir, qui part là-bas mais qui reste là. Est-ce que vraiment je suis capable de partir ?  

Elle apprendra à sortir ses papiers de la pochette et à les remettre. Un petit peu d’attente, pas loin de plantes vertes plastifiées, des lacets entre les barrières, il n’y a personne on peut passer en dessous. Ah, ici ce n’est pas plastifié c’est carrément des murs végétaux et cette cascade, c’est vraiment de l’eau ? Les machines sous lesquelles, dans lesquelles elle passe ne sonnent pas, ah la bouteille d’eau vous devez la jeter, et ma gourde je peux la garder ? Oui mais vous devez la vider.
Elle vide son eau et passe le portique. C’est ça partir, c’est changer d’eau ? Elle s’écroule sur le gazon artificiel, il fait chaud comme en plein soleil et cela fait 5 heures qu’elle attend, le panneau tourne et c’est le moment de suivre le chemin jusqu’à la porte, sans se tromper de terminal.
C’est la galerie des glaces, elle traverse les vitres et passe derrière le hublot pour voir les nuages, le sol bien loin et devant elle l’écran avec la traversée, la traversée de l’atlantique, le voir sur la carte l’aide à incorporer le trajet et à sentir qu’elle s’éloigne, qu’elle part, qu’elle décolle. Elle remet les pendules à l’heure.   

C’est l’histoire d’une femme qui est partie loin et qui se réveille très tôt sûrement à cause du décalage horaire. Elle est partie mais elle aurait bien aimé rester alors elle appelle ceux qu’elle a quitté. Ils sont dans un autre temps horaire : pour elle il est 5h00 alors que pour eux il est 12h00, l’ambiance n’est pas du tout la même, tout est calme dans la rue en bas alors qu’au travers du téléphone elle sent l’agitation, pas du tout la même énergie, elle se sent loin dans le temps et dans l’espace. Alors elle raccroche et elle va courir. Dans le parc, il y a des arbres, très grands, des allées très larges et puis des chemins de terre qui font se rejoindre les allées, c’est là qu’elle a l’impression de se perdre, mais très vite elle retombe sur une allée en bitume, la ville et puis à nouveau la terre, entre deux allées, la forêt. Elle passe en courant de la ville à la forêt, du bitume à la terre, des cailloux aux mégots, du son filtré par les feuilles au son du moteur de la camionnette du gardien du parc ou des pas des promeneurs qui cognent le pavé pour chasser les rêves qui encombrent encore leur esprit engourdi. Elle arrive sur une esplanade et voit la ville dessous et au loin le Saint-Laurent, elle est émue et ressent la liaison, ce qui fait pont entre bitume, terre, grands arbres et larges allées, mégots et cailloux, feuillages et moteur, solitude et promeneurs, rêve et exercice matinal. Pour le fleuve on ne passe pas de l’un à l’autre, il brasse tout dans ses remous, ses tourbillons, il traverse. Elle se laisse partir.  

(Note de travail : Comment la fiction libère quelque chose et à quoi elle laisse la place ? Libérer un rapport aux choses, qu’est-ce que cela permet de dire ?) 

« Mais qu’est-ce alors que le territoire ? On dirait qu’on manque de mots dans nos langues européennes pour dire cette chose essentielle qui nous fait vivre et que nous sommes et que pourtant nous méconnaissons profondément. Nutshimit, le territoire nourricier, comme nous l’a appris Joséphine Bacon, et tous les anciens Innus à travers elle. Comment dire cette chose essentielle en français ? » C’est un extrait de Les rêves du Ookpik de Etienne Beaulieu.  

Je lis des descriptions que je n’aurais pas imaginer, des vies auxquelles je n’aurais pas pensé, des conceptions, des rapports, je lis parce que c’est là que ça me parle très fort et que je suis capable d’entendre.  

Je découvre des langues et des récits complètement autres, des façons d’écrire, des rythmes, des images jamais vues ni lues ailleurs. Je suis choquée et je réalise que j’ai du travail si je veux déplacer, même pas me déplacer juste déplacer les meubles, les neurones, les synapses, les visions. Chaque roman, essai ou recueil de poésies est un manifeste, pour dire, faire entendre, secouer, un combat pour prendre la parole, la garder et exister.  

Les auteurs et autrices Autochtones que je lis, informent mon ignorance et bouleversent ce que je croyais savoir, leurs écritures sont des cris, pour être entendus, il y a une adresse qui est très forte, je me sens concernée et proche comme dans une rencontre face à face, face contre face, j’ai le vent de face, des rafales, Leanne Betasamosake Simpson, Naomie Fontaine, Joséphine Bacon, Louis-Karl Picard Sioui, An Antane Kapesch, Natasha Kanapé Fontaine, Marie-Andrée Gill, Mitiarjuk Napaaluk, Zebedee Nungak. 

 

C’est l’histoire d’une femme qui demande à laisser son sac pour la matinée dans un petit coin, la personne de l’accueil accepte, et l’amène dans une chambre-débarras « voilà c’est là qu’on laisse les sacs ». Est-ce le bazar dans la pièce, l’absence de serrure ou une envie de partir à l’aventure plutôt que de partir pour revenir mais elle change d’avis et dit qu’elle préfère garder son sac. Elle sort, elle marche et tente de trouver le sentier qu’elle a repéré sur un plan. Une femme lui dit que le chemin passe par là mais qu’il n’est pas praticable à cause de la boue, elle tente quand même, il suffira de faire demi-tour si elle en a jusqu’au cou, et finalement la boue a complètement séché, pas de trace. Le sentier sort dans des champs pelés, avec des oiseaux dans des flaques, des canards et des oies, traversée d’une route et passage derrière une ferme puis le chemin monte dans un bois, elle croise un pic-épeiche, le sentier passe ensuite sous des fils électriques énormes, ça grésille, elle espère ne pas avoir à faire demi-tour, elle ne se sent pas en sécurité avec toute cette électricité sur la tête, elle préférait le risque du sol boueux que le risque du ciel électrique, elle se fait toute petite. Enfin un bois, elle s’y faufile, respire et lâche ses cheveux, le sentier est maintenant en lacet et ils se croisent, elle se prend les pieds et tous les chemins sont possibles, à peine une direction prise que ça bifurque à nouveau d’un côté ou de l’autre, elle avance à vue de nez, il y a des panneaux mais elle ne les comprend pas, cela doit être pour des courses de vélo.  

C’est l’histoire d’une femme qui part de bon matin, son sac sur le dos, cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas eu cette sensation de légèreté au départ. Il y a un panneau qui indique le sentier mais à peine embarquée dessus, elle tombe sur un gros couteau. C’est un très long couteau, un peu comme une dague. Elle le lit comme un signe, signal d’alarme, tout le monde dehors, elle fait demi-tour, son sac a le poids d’un rocher, d’une montagne, un pas après l’autre pour rejoindre la route. Elle fait du stop. STOP.  C’est un jeune avec des tatouages partout, qui lui propose de monter dans son char. Elle monte et vide son sac. Il lui demande s’il ne va pas trop vite, elle lui dit que c’est lui qui conduit, et qu’elle le laisse donc faire à sa façon, il lui répond que comme on est deux, il trouve ça important de lui poser la question. Elle voit un panneau avec un orignal, il faut y faire attention pendant 7 km. La voiture va vite, elle lui demande s’il en a déjà vu, il lui dit que oui, une mère et ses petits sur le bord de la route. La voiture est petite, elle déroule la route à grande vitesse, elle lui demande à combien est la limite de vitesse, il lui dit 90 mais que tout le monde roule à 120. Elle jette un coup d’œil au compteur de vitesse, il roule comme tout le monde. Elle prend son sac contre son ventre et ramène ses pieds sous le fauteuil, elle pense à sa fille et à la maman orignal et ses deux petits.